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L’Afrique est-elle si bien partie ?

Mais au-delà de ce défi majeur à « effet papillon » sur d’autres enjeux tous aussi importants, l’astuce stratégique pour l’Afrique, en remplacement d’une quelconque réflexion prospective, se situe sur l’amélioration de manquements actuels, divers et variés, notamment le leadership, la dissuasion militaire, l’intégration et de coopération régionales, l’engagement de la diaspora et les véritables systèmes démocratiques adaptés au contexte africain.

Depuis un certain temps, nous lisons, ici et là, des réflexions savamment présentées, sur l’évolution de l’Afrique, louée comme le prochain continent émergent. La plupart des « experts » nous prédisent, pour les uns, qu’au cours des cinquante prochaines années, l’Afrique aura toutes les chances de réaliser son ambition de créer une zone économique dynamique, diversifiée et compétitive avec une évolution démographique supérieure à celle de la Chine ou de l’Inde, trois fois supérieure à celle de l’Europe[1], et pour les autres, que le potentiel en ressources naturelles du sous-sol de l’Afrique, sera à l’origine d’investissements, et que des sociétés africaines pacifiques, stables et dynamiques ne connaîtront plus l’extrême pauvreté[2].

Tous pour la plupart expriment une vue d’esprit orientée et grossière! Ce que ces experts omettent de dire à l’Afrique, c’est que certains éléments de cette tryptique (croissance, ressources naturelles et évolution démographique) sont perçus comme une opportunité à saisir pour les pays riches qui « chassent en meute » et une source de tension pour les Africains qui ne comprennent pas toujours les enjeux et la dimension du combat qui est le leur afin de se construire un meilleur lendemain.

Ayant le ras-le-bol de lire de tels appels à l’autorité, un sophisme qui de surcroît maintient la population africaine dans son sommeil d’insouciance et d’inconséquence, il convient d’expliciter les dangers qui guettent la Cité-Afrique si elle échoue, une fois de plus, à transformer ces dangers en opportunités et à tirer parti d’éventuels avantages qui se présenteraient. Les appels à l’autorité ne peuvent se justifier par la prise de parole publique d’experts qui expriment une opinion ou  un avis sous le prisme d’une vision du monde et du continent Africain. Pour montrer que l’Afrique est à l’aube de prises de décisions cruciales, pour ne pas dire pire et laisser Rick Rowden[3] s’en charger, j’invite le lecteur à saisir les liens déterministes entre la fuite de capitaux, l’abondance des ressources naturelles, l’aide publique au développement (APD) et la corruption dans le cadre des marchés publics.

D’abord, la fuite des capitaux dans les 33 pays d’Afrique subsaharienne entre 1970 et 2010 (Figure 1):

Source: Léonce Ndikumana and James K. Boyce[4]

Les travaux de Léonce Ndikumana et de James K. Boyce montrent que la fuite des capitaux en provenance des 33 pays d’Afrique subsaharienne est un problème chronique qui s’est accéléré au cours de la dernière décennie (Figure 1). Entre 1970 et 2010, la fuite totale des capitaux dans ces pays s’élève à 814,2 milliards de dollars. Les auteurs montrent que ces pays ont perdu 202,4 milliards de dollars entre 2005 et 2010 ! La récente explosion de la fuite des capitaux a coïncidé avec le boom des ressources naturelles de la période d’avant-crise. Les sorties de capitaux ont particulièrement augmenté  et très rapidement parmi les principaux pays exportateurs de pétrole.

En d’autres termes, depuis 40 ans, l’Afrique ne fait que perdre des revenus indispensables à son développement surtout quand les ressources naturelles du sous-sol abondent. Ndikumana et Boyce estiment que l’ampleur de l’hémorragie financière dans les 33 pays d’Afrique subsaharienne est nettement supérieure au montant de la dette extérieure de ces pays et de leur produit intérieur brut total. On fera ici l’économie de l’écologie politique de la guerre, sachant qu’un pays détenteur de ressources en hydrocarbures a dix fois plus de risques d’être le théâtre de conflits armés qu’un pays non pourvu, ce qui est démontré par plusieurs études.

Les capitaux fuient par divers canaux : corruption dans les marchés publics, détournement de fonds publics, aide au développement, transfert clandestin des dividendes, évasion fiscale, surfacturation des produits importés, sous-évaluation des recettes d’exportation, etc. Tant que les pays continueront à perdre un volume aussi massif de capitaux, l’Afrique sera toujours en fin de file à la course au développement! Malheureusement, on remarque une absence de volonté politique au niveau national (inutilité des agences d’investigation financière), sous-régional (inefficacité des réseaux de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales), et régional (futilité du mécanisme d’évaluation par les pairs du NEPAD) pour stopper cette hémorragie.

Ensuite, une comparaison entre la corruption dans les marchés publics, l’aide publique au développement et la fuite des capitaux dans les 33 pays d’Afrique subsaharienne entre 1960 et 2011 (Figure 2):

Source: Compilation faite par l’auteur à partir de plusieurs sources de données.

La figure 2, montre une augmentation exponentielle (en bleu) du niveau de corruption dans la gestion des marchés publics estimée (en millions de dollars américains) et la fuite des capitaux (en rose) dans les 33 pays d’Afrique subsaharienne à partir des années 70. Ce graphique montre ainsi que, globalement la fuite des capitaux et le niveau de corruption dans la commande publique dans ces pays sont supérieurs à l’aide publique au développement (en rouge) depuis 1960.

Certes, l’aide au développement est un investissement dans l’avenir pour les donateurs du Comité au développement comme l’indique l’organisation non gouvernementale  ONE[5]. Que cette aide soit de 0,4% (moyenne actuelle) ou 0,7% du revenu national brut (promesse non tenue), elle était supposée permettre aux pays pauvres d’atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement en 2015. Il est troublant de constater qu’elle participe plutôt, comme le montre la figure 2, à appauvrir les pays africains à travers ce sempiternel triangle de la corruption : APD-marchés publics-fuite des capitaux !

Dans ce jeu à somme nulle qui s’ouvre, l’Afrique doit se doter d’une stratégie d’attaque et une logistique de défense pour que sa croissance économique et ses ressources naturelles du sous-sol l’aident à financer ses services sociaux de base notamment en assurant une bonne éducation à ces millions de jeunes Africains annoncés en 2050.

L’Afrique est très mal partie ; elle est plutôt en danger car le risque est grand que les jeunes Africains se retrouvent exclus du marché du travail et de l’économie structurée, avec pour résultante un chômage croissant. La croissance, elle-même, pourrait devenir une source d’instabilité (comme les ressources naturelles du sous-sol le sont déjà !) si nous ne trouvons pas les voies et moyens de la rendre inclusive en combattant avec la dernière énergie la corruption et en réduisant la fuite des capitaux.

Le 4e forum des marchés africains émergeants qui s’est achevé le 22 juin 2013 à Abidjan, a endossé la vision 2050 pour l’Afrique[6], élaborée en réponse à une demande de la 5è réunion ministérielle conjointe de l’Union Africaine et de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique tenue en mars 2012. Que nous conseillent les économistes et les experts en développement et dans l’élaboration d’études prospectives à long terme ?

Que les pays doivent créer les conditions d’une croissance soutenue en mettant de l’ordre dans leur situation macroéconomique. Que les pays doivent suivre des politiques raisonnables et procéder à d’importantes réformes structurelles pour susciter une augmentation des flux d’aide et permettre à ces pays de bénéficier d’allégements de dette, et de libérer leurs propres ressources. Ces progrès pourront aboutir à la création d’un espace budgétaire grâce auquel les pays peuvent accroître leurs dépenses sociales et leurs investissements, en particulier dans les infrastructures et les services comme  les télécommunications, ce qui contribuera à rehausser le rythme de la croissance économique. Ils conseillent également à ces pays d’accroître leur production agricole pour assurer une croissance plus solidaire, dont les bienfaits seront partagés de façon plus équitable entre tous les segments de la population, y compris les plus pauvres.

Ces collègues omettent de dire que la décennie de croissance économique a beaucoup moins réduit la pauvreté en Afrique subsaharienne que dans le reste du monde pour des raisons suscitées. Le tiers des habitants du monde, en situation d’extrême pauvreté, vivant avec moins de 1,25 dollar par jour sont actuellement concentrés dans cette région, contre 11% il y a trente ans ; soit plus de 400 millions de personnes !

A l’aube des « Trentes Glorieuses » de l’Afrique, nous sommes ravis d’être conviés aux réjouissances pour valser autour du feu, comme à l’accoutumée et avec insouciance,  puisque tout va bien comme le présagent tous les prospectivistes. Les réflexions prospectives ne seront pas utiles si les gouvernements ne tiennent pas leurs promesses, ce qui est très souvent le cas, en ce qui concerne le principal défi lié à la volonté de briser le fameux triangle de la corruption. «Afrique, vision 2050 » est une autre vision de l’Afrique, qu’on croit naïvement exceptionnelle comme l’a été le NEPAD par exemple…On connait la suite !

Mais au-delà de ce défi majeur à « effet papillon » sur d’autres enjeux tous aussi importants, l’astuce stratégique pour l’Afrique, en remplacement d’une quelconque réflexion prospective, se situe sur l’amélioration de manquements actuels, divers et variés, notamment le leadership, la dissuasion militaire, l’intégration et de coopération régionales, l’engagement de la diaspora et les véritables systèmes démocratiques adaptés au contexte africain.


[1] Lire le rapport des Sénateurs Jeanny Lorgeoux et Jean-Marie Bockel intitulé « L’Afrique est notre avenir »;  http://www.senat.fr/rap/r13-104/r13-1041.pdf.

[2] Banque africaine de développement; « L’Afrique dans 50 ans vers une croissance inclusive» Aout 2011.

[3] Lire http://www.slateafrique.com/101395/economie-mythe-emergence-africaine

[4] Deux brillants économistes de l’University of Massachusetts Amherst ont récemment publié un ouvrage intitulé « Africa’s Odious Debts: How foreign loans and capital flight bled a continent »

[5] http://www.one.org/fr/blog/laide-au-developpement-est-un-investissement-dans-lavenir/

[6] Lire le rapport « Afrique 2050 : Réaliser tout le potentiel du Continent »

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